LE CORP A CORP DU COUDE A COUDE

Dans l’obscurité des salles obscures, des théâtres, des salles de concerts, de conférences et autres, on ne s’imagine pas les guerres secrètes et muettes que se livrent nos coudes pour être maîtres d’un territoire de 100 voire 300 cm² au plus, qu’est un accoudoir de fauteuil. Aucune loi, aucun décret, n’évoquent un comportement rationnel pour la possession de cette petite surface de moleskine, de bois ou de fer, qui devient en un instant le plus précieux des trésors à obtenir. Aucun manuel de savoir-vivre n’ayant traité ce sujet, la place vacante de cette préséance, laisse libre cours à nos instincts les plus bas. Surtout si le voisin est du sexe masculin, c’est vraiment une occupation territoriale qui s’opère. L’âpre défense de cet espace n’est pas qu’une question de confort, mais les restes ancestraux de la suprématie du mâle dominant, chef du groupe, faisant valoir son autorité sur cet habitat privilégié, dont il interdit l’intrusion à ses congénères.
Une jurisprudence, un fait coutumier, un certain usage, laisse la place du coude et de l’avant bras, au premier arrivé, mais gare à la démangeaison du nez, au programme qui échappe, aux fourmillements qui vont vous envahir, car le moindre abandon de la place est immédiatement investi par le voisin. Il va de soi qu’il occupera le lieu jusqu'à sa propre défaillance.
Cela n’altère en aucune façon notre écoute et notre concentration sur le spectacle, car le coude sait qu’il est chargé de cette mission secrète et dans la « position assise avec voisin » retrouve immédiatement son rôle de conquistador, s’octroyant de nouvelles dominations ou défenseur farouche de son annexion.

Généralement, quand le voisin est une voisine, son maintien naturel en position assise, lui font poser les coudes sur les cuisses avec les mains croisées au niveau des genoux. Mais parfois une pointe de coude se cale dans l’angle de l’accoudoir et le dossier du fauteuil, laissant libre tout le reste. Si pendant un certain temps, dans un élan chevaleresque, vous avez laissé la place libre et qu’elle reste vacante, vous pouvez vous y poser. Là, c’est l’attention que vous portez au spectacle qui prédomine. Dans le cas où vous n’êtes pas captivé, si votre voisine est une femme qui se sert avec ostentation de sa permanente bleue frisottée, comme passe-droit et carte prioritaire, vous aurez tout loisir de faire déraper son bras, tout en affectant une concentration accrue pour le spectacle. Mais attention, là vous vous exposez à un conflit ouvert.
Par contre, si la voisine est digne d’intérêt, vous pouvez apprécier cette communication de chaleur échangée entre vos épidermes et partir bras-dessus bras-dessous, dans l’imaginaire de voyages enchantés que facilite l’obscurité de la salle.